Christian Salenson, Témoins de l’à-venir, Charles de Foucauld, Louis Massignon, Christian de Chergé, Editions Chemins de dialogue, Marseille, 2021.

A travers les trois figures de Charles de Foucauld, Louis Massignon, Christian de Chergé, Christian Salenson montre l’émergence d’un nouveau modèle missionnaire en quelques décennies.

Charles de Foucauld rencontre pour la première fois les Touaregs (…) au milieu d’une troupe de militaires conduite par le général Laperrine. (…) il partage les idées de son temps et est engagé dans l’idéologie et le projet colonial. Il s’agit d’apporter la civilisation et la religion vraie (vera religio) comme on l’enseignait dans l’Apologétique de ce temps-là. Foucauld ne pouvait séparer colonisation et évangélisation. Au début il n’a qu’à peine conscience de faire partie aux yeux des Touareggs des Français, envahisseurs, païens et barbares… (p.58-61). Il rêve de convertir les musulmans et n’envisage pas que l’Islam puisse avoir une place dans le dessein de Dieu (p.65). L’absence de toute conversion et donc l’échec de cette posture qui est tout sauf d’égal à égal va lui faire découvrir et pratiquer une toute autre attitude missionnaire, celle du frère universel.

Au cœur d’une existence mouvementée qui le mène en prison et aux portes de la mort (p.99), Louis Massignon est recueilli et sauvé par une famille musulmane, les Alûssi. Leur hospitalité fut un élément décisif de sa conversion : je dis que nous sommes plusieurs en France à avoir reçu du désert arabe … (de) retrouver Dieu en son Christ, pour y adorer sa transcendance (…) mon retour à l’Église est le fils de la prière des saints musulmans (p.111). Il découvre aussi Al-Hallâj, un grand mystique soufi du 10ème siècle. Son modèle missionnaire, c’est d’entrer en conversation par une approche de l’islam non de l’extérieur mais de l’intérieur, en offrant l’hospitalité à la foi musulmane (p.117). Cela sans volonté de convertir l’autre car vouloir convertir l’autre travestit la mission et, de surcroit, a des effets pervers en rendant odieux le zèle chrétien pour les âmes (p.177).

Christian de Chergé aussi va vivre un complet renversement. Au départ, la devise du monastère où il entre -Tibhirine- s’inscrit dans la conquête par l’épée, la croix et la charrue… Voilà qu’il se lie d’une profonde amitié pour un algérien, Mohammed, bientôt assassiné en raison même de son amitié pour un chrétien. Bouleversé par cet ami qui a livré sa vie pour lui comme le Christ, Christian découvre que la foi de Mohammed, le foi musulmane est aussi entrée en lui et nourrit sa propre foi chrétienne. La finalité du dialogue avec les musulmans n’est désormais plus la coexistence pacifique mais la montée sur une échelle (qui) prend appui dans la communion des saints et dans la foi commune au Dieu unique et miséricordieux (p.220). Cela va très loin, même jusqu’à la lecture spirituelle du Coran : il est donné au chrétien que je suis de faire une authentique expérience spirituelle à travers ce que l’autre a reçu en propre pour entretenir en lui le goût de Dieu (…) je crois possible une véritable lectio divina du Coran (p.223).

Dans cet ouvrage, Christian Salenson pointe donc en acte une nécessaire conversion de l’Église. Il s’agit de renoncer définitivement à recréer la chrétienté pour se faire visitation, conversation. Deux fois il cite Christian de Chergé, le verbe s’est fait frère (p.243, 286). Le Pape François est allé dans la même ligne avec l’Imam Al Tayyeb (document sur la Fraternité humaine) puis l’encyclique Fratelli tutti. C’est que la fraternité n’est pas un horizontalisme, une réduction humaine de la mission, mais le chemin privilégié de la Transcendance. (…). La nouvelle figure missionnaire de l’Église, c’est qu’elle se fait visitation, elle se fait conversation avec l’autre différent et la clef de voute, c’est l’Eucharistie (pp. 300-302).

Pierre Dussère, décembre 2021