Isaac de l’étoile, Lettre sur l’âme. Lettre sur le canon de la messe., Collection Sources chrétiennes. 2022, SC 632, Cerf, 304 pages

La collection patrimoniale des Sources Chrétiennes, publie deux textes emblématiques de la littérature cistercienne du XIIème siècle : la Lettre sur l’âme et la Lettre sur le canon de la messe. L’auteur est Isaac de l’Etoile (vers 1100-1169). Né en Angleterre, il reçoit en France une formation théologique probablement à l’École de l’Abbaye de Saint Victor, associant augustinisme et philosophie (Hugues de saint Victor) et à Chartres, associant platonisme latin et néopythagoricien (Bernard de Chartres et Guillaume de Conches). Puis, il devient abbé de l’Abbaye Notre Dame de l’Étoile à Poitiers. Après avoir été exilé pour sa défense courageuse de Thomas Becket, il fonde sur l’île de Ré le monastère des Chateliers dans une vie de grande pauvreté. D’après les études récentes, il serait ensuite redevenu comme abbé de l’Étoile jusqu’à la fin de sa vie. Sa réputation de théologien explique que ces deux lettres lui aient été demandés.

La Lettre sur l’âme s’inscrit dans le courant néoplatonicien. Le texte de la Lettre sur l’âme sera utilisé dans une compilation intitulée De spiritu et anima, très répandue au moyen âge, et utilisée pour la formation des novices et étudiants en théologie. Cette compilation faussement attribuée à Saint Augustin pourrait être également l’œuvre d’Isaac de l’Etoile. Ainsi la Lettre sur l’âme apparaît comme un texte fondateur de la pensée médiévale sur l’âme. D’autres textes ont le même sujet, mais Isaac de l’Etoile en fait la présentation la plus aboutie de son siècle. La Lettre sur l’âme reprend les trois aspects platoniciens de l’âme : la rationalité, la concupiscence et l’irascibilité. Puis, il réorganise la description en deux niveaux, l’un pour la compréhension ou rationalité, et l’autre pour l’affect, regroupant la concupiscence et l’irascibilité. On décrit ainsi à un binôme central au Moyen Âge associant connaissance et amour. Après la description de subdivisions de l’affect, qu’il puise largement chez Saint Augustin, il décrit d’une part la raison au moyen de la triade mémoire/raison/entendement, provenant de l’école de Chartres (Guillaume de Conches), et d’autre part, une subdivision en cinq facultés, inspirée des Consolations de Boèce mais en y ajoutant une cinquième faculté : le sens, l’imagination, la raison, l’intellect et l’intelligence. Seule la dernière faculté connaît Dieu. Cette âme ainsi décrite occupe en fait l’ensemble de l’espace entre la corporéité et Dieu, avec chez Isaac de l’Étoile, une distinction entre l’intellect et l’intelligence qui indique son souhait d’identifier ce qui est dans cette vaste âme ce qui propre à l’image de Dieu. Le regard d’un lecteur du XXIème siècle ne peut s’empêcher de prendre en compte ce que nous ont appris les recherches en sciences cognitives. En effet, les fonctions de mémoire, de raison, d’entendement et le traitement de l’information des organes des sens correspondent aujourd’hui aux fonctions cognitives. Et si l’on y ajoute les fonctions dites exécutives, on y intègre également le traitement de l’imagination et de l’intellect. L’ensemble de ces fonctions étant en relation étroite avec le domaine de la psychologie clinique, sans s’y confondre. Ce que nous appellerions âme aujourd’hui correspond en fait à la seule faculté de l’intelligence, c’est-à-dire celle qui a connaissance de Dieu. On perçoit ainsi l’intuition spirituelle aiguisée de Isaac de l’Étoile, qui distingue intellect et intelligence par rapport à ses prédécesseurs, distinguant ainsi, ce qui par ses propriétés correspondrait à un prolongement de notre corporéité de ce qui est associé à la connaissance de Dieu en nous.

La lettre comprend également de nombreuses affirmations et remarques, qui nourrissent une lecture dans la foi, et qui témoignent de la richesse de la pensée de l’auteur. Une notice complémentaire en fin d’ouvrage permet avec pédagogie d’approfondir les cinq facultés de l’âme. Ce texte dit néo platonicien intègre également des catégories aristotéliciennes telles que les substances première et seconde dans la description de la raison, ce qui n’échappera pas à Saint Thomas d’Aquin (Commentaires des sentences et Somme théologique I, Q. 77), un siècle plus tard.

Le second texte est la Lettre sur le canon de la messe. Ce texte, commandé par son évêque de Poitiers, vise à instruire les moines cisterciens des conséquences de la réforme grégorienne dans leur manière de dire le canon de la messe. Isaac fonde son enseignement sur les trois Autels du temple de Jérusalem (Exode chap. 25-27), repris par Saint-Paul dans la lettre aux Hébreux où il affirme que la tente de la rencontre est une « copie des réalités célestes » (He 8,5) : autel extérieur en bronze sur le parvis, autel en or dans la tente et le Saint des Saints. Prenant appui sur ce triptyque, il montre que le canon de la messe s’inscrit dans cet itinéraire d’élévation vers Dieu. Ainsi, par comparaison et image, il articule cet itinéraire a) Autel où l’on dépose les servitudes terrestres, mortification et passion, afin de se séparer du monde b) Autel de la liberté, de la résurrection qui vivifie et nous conjoint au Christ c) et Autel de la présence, de la glorification et de l’union à Dieu. Cette structure donne une assise au raisonnement et entraîne le lecteur dans cette quête de Salut, d’une manière très contemporaine, et avec la saveur d’un texte spirituel qui nous prend par la main. De nombreux passages nous éclairent, en imposant le désir de s’en souvenir. Par exemple, lorsque l’auteur rappelle que le pain et le vin sont difficiles à produire, ce qui signifie que nous les offrons, à partir de notre indigence, une autre manière d’immoler la vie sans Dieu, ou lorsqu’il affirme que toute l’action de l’Eucharistie nous unit au Christ qui est uni à Dieu, c’est pourquoi nous devenons dans ce sacrement un seul corps. À la lecture de ce texte court et dense, on regrette qu’il ne soit pas plus souvent proposé aux catéchumènes et simplement à tous ceux qui désirent vivre l’Eucharistie dans le mouvement des Écritures.

Ainsi, cette nouvelle parution des Sources Chrétiennes nous offre une lecture exigeante et passionnante provenant de ce XIIème siècle qui préfigure par son activité philosophique et spirituelle, la synthèse que le XIIIème siècle offrira dans son exposé universitaire, comme le rappela Marie-Dominique Chenu dans son livre de référence sur la philosophie au XIIème siècle.

Gilles Berrut, Septembre 2022