Chantal DELSOL, La fin de la chrétienté, Editions du Cerf, Paris, 2021, 176 pages

Ce court essai de Chantal DELSOL – philosophe, professeur émérite des universités, membre de l’Institut – tend à décrire la disparition, en occident du moins, de la civilisation chrétienne, qui s’éteint après seize siècles de domination.

Cette proposition s’inscrit dans la suite de deux ouvrages – L’âge du Renoncement, publié au Cerf en 2011 et Les pierres d’angle – A quoi tenons-nous ? publié au Cerf en 2014 – qui annonçaient déjà ce changement, ce basculement de civilisation que nous connaissons.

Dissipons immédiatement une éventuelle ambiguïté : l’auteur ne prend pas acte de la fin du Christianisme, mais bien de la fin de la Chrétienté comme civilisation, autrement dit comme « manière de vivre, comme vision des limites entre le bien et le mal ».

Le cheminement proposé dans L’âge du renoncement ne signifiait pas la fin de toutes croyances religieuses ou politiques, mais la fin de certains idéaux profanés par les fanatismes et les totalitarismes du XXème siècle, fin de l’idée de vérité, de la dignité personnelle (« la royauté de l’homme dans le règne du vivant »), de l’économie du Salut ou du progrès, désormais remplacés par de nouveaux mythes, la valorisation d’une morale de l’utilité et de l’agréable, la sacralisation de la vie et de la santé, le culte du présent.

Dans Les pierres d’angles, Chantal DELSOL nous invitait à nous interroger sur « ce à quoi nous tenons », au double sens de ce qui nous est cher et dont nous ne saurions nous séparer, et de ce à quoi nous sommes comme suspendus et que nous ne saurions lâcher sans verser dans l’abîme, et qui forme par conséquent autant de pierres d’angle qui supportent notre culture. Ces pierres d’angle sont selon l’auteur au nombre de cinq : la compréhension de l’homme comme personne, entendue comme individu autonome à vocation spirituelle ; la joie, que l’auteur oppose au bonheur épicurien ; l’espérance, distincte de la croyance au progrès purement temporel ; la liberté fondée sur la vérité ; l’incertitude inhérente à la condition humaine, et liée à la religion chrétienne, qui donne accès à un monde ouvert, et non pas enfermé dans la répétition du même comme le monde païen. Ces notions sont bien entendu étroitement liées entre elles, la personne étant cet être qui est ouvert à la joie et l’espérance, être libre car capable de vérité, et qui de ce fait est à même d’envisager l’incertitude tragique de la condition humaine.

Avec La fin de la chrétienté, Chantal DELSOL prend acte de la disparition de la civilisation chrétienne, disparition qui ne signifie pas la fin DU monde, mais la fin d’UN monde. Contrairement à ce que nous aurions tendance à penser, la fin de la Chrétienté n’est suivie ni par l’athéisme, ni par le nihilisme. On voit simplement surgir de nouveaux mythes, de nouveaux idéaux : « Ni la civilisation, ni la morale ne s’arrêtent avec la Chrétienté. Elles s’orientent autrement et suivent d’autres voies. Nous ne sommes pas en train de vivre une descente aux enfers ni une perte totale de ce qui fait l’humanité. Mais un changement de paradigmes qu’on peut juger radical et discutable, mais qui n’en défend pas moins d’autres principes honorables »

Dans ce contexte, nous assistons depuis quelques décennies à ce que l’auteur qualifie « d’inversion normative » : l’avortement, l’infanticide, le suicide, l’homosexualité, plutôt tolérés – et même parfois valorisés – dans le monde antique, et que le christianisme avait progressivement condamnés… redeviennent depuis le XVIIIème siècle – et tout aussi progressivement – des marqueurs de la modernité et du « progrès ». Ainsi, l’inversion normative que le christianisme avait provoquée à partir du IVème siècle, s’est retournée à partir du XVIIIème sous la volonté de se défaire de la Chrétienté comme paradigme, c’est-à-dire comme « une architecture de principes, cohérents entre eux, qui gouvernent la morale, les mœurs, les lois, d’une civilisation »

De la même manière, et peut-être même en soubassement de cette inversion normative, des inversions plus ontologiques sont repérables. Ainsi, le monothéisme se trouve fragilisé, non pas par l’athéisme et le nihilisme (très rares !!!) mais par une sorte de panthéisme, par un retour aux sagesses antiques, par une « religion de la nature », une « écologie » que, par ailleurs, Jérôme FOURQUET présente comme une forme d’alternative aux matrices chrétiennes et communistes qui disparaissent… Pour Chantal DELSOL, l’écologie est désormais une religion, avec ses croyances, ses clercs, son catéchisme, sa passion pour la nature qui fait accepter tout ce qui était refusé par l’individualisme tout puissant…

Dans ce cadre, « au tournant du XXIème siècle, l’Église abandonne son rôle de gardien des normes morales et ce dernier revient désormais à l’État ». Ainsi, les « élites » intellectuelles et les influenceurs s’adjugent le droit de « protéger la morale, d’en empêcher les écarts, d’ostraciser les déviants ».

Alors, que devient l’Église sans la Chrétienté ? Après une rapide analyse qui permet de mesurer combien les personnels d’Église ont, pour une part, vécu cet « effacement » en leur propre sein, Chantal DELSOL – qui se qualifie elle-même de catholique traditionnaliste – invite le lecteur à se demander si, pour le Christianisme, la fin de la Chrétienté ne signifie pas plutôt une bénédiction qu’une catastrophe : « Tenir la fin d’un monde pour une catastrophe, induit des comportements aigres et revanchards, comme on en a vu il y a un siècle ; voir dans la fin d’un monde les atouts et les grâces, sollicite l’optimisme et colore autrement les actions ». Nous devons, laïcs et clercs, apprendre à vivre comme minoritaires, dans la patience et la persévérance, plutôt sur le modèle des moines de Tibhirine que sur celui de Sepulveda…

Chantal DELSOL nous propose de méditer cette phrase de Camus : « Quand on ne peut plus être une puissance, on peut être un exemple ». En acceptant de devenir des « agents secrets de Dieu », nous n’aurons plus, nous dit l’auteur, comme ambition de construire des sociétés où l’Église gouverne les États, mais, pour reprendre le mot de St Exupéry, de « marcher tout doucement vers une Fontaine ».

Jean-René BERTHELEMY,
Fraternité Bienheureux Jean-Joseph LATASTE,
Nancy