« Si vous demeurez dans ma parole, vous êtes vraiment mes disciples, et vous connaîtrez la vérité et la vérité vous rendra libres »
Jn 8, 31-32

« C’est pour que nous restions libres que le Christ nous a libérés »
Ga 5,1

La vérité vous rendra libres !

En écho à cette promesse de Jésus, l’image qui s’impose à moi est celle du groupe qui marchait avec Jésus, annonçant le Royaume de ville en village. Libérés, chacun et chacune, à sa manière, l’avait été. Libérés du poids de leurs fautes, des impasses de leurs mensonges, des lourdeurs de leur histoire, des divisions aliénantes… Portés par le désir de leur Maître et Seigneur d’aller encore vers d’autres villes, ils l’accompagnaient, assurés de se tenir, avec Lui, dans un Souffle qui les rendait jour après jour davantage libres d’être eux-mêmes, libres d’être donnés à cette amitié offerte par Dieu avec son Fils, libres pour être envoyés. Libres d’être disciples du Christ et, à leur tour, d’inviter d’autres à les rejoindre. C’est le Souffle de la prédication de Jésus qui les rend libres, alors même qu’ils n’avaient peut-être pas bien mesuré à quoi ils s’engageaient en répondant à son invitation à le suivre, ou en le rejoignant de leur propre initiative, comme en gratitude de la miséricorde dont Il leur avait fait la grâce. En se tenant avec Lui dans Sa proclamation du Royaume, ils découvrent qu’ils deviennent encore plus libres qu’ils n’auraient osé l’espérer. Libres, à cause de la parole de leur ami et Seigneur. « Si vous demeurez dans ma parole, vous connaîtrez la vérité, et la vérité vous rendra libres ». Libérés par la Parole de vérité !

C’est, je crois, à cette liberté du prêcheur que fait référence le thème de cette année de préparation à la célébration du Jubilé de l’Ordre. Dominique : gouvernement, spiritualité et liberté. Nous avons en mémoire des textes importants qui nous ont été proposés au cours des dernières décennies sur ces thèmes (le gouvernement dans l’Ordre, l’obéissance, la liberté et la responsabilité…), et que nous serons heureux de relire. Il me semble que le thème de cette année nous invite, dans la perspective ouverte par ces textes, à centrer notre attention sur ce qui constitue peut-être le cœur de la spiritualité de l’Ordre : recevoir l’audace de la liberté du prêcheur en apprenant à devenir ses disciples. Et tel est l’horizon du gouvernement dans l’Ordre.

On souligne toujours la place essentielle, unique, donnée à l’obéissance dans la profession d’être prêcheur : « je promets obéissance, à Dieu… ». Dominique, rappellent les historiens, demandait aux premiers frères de lui promettre « obéissance et vie commune ». Deux voies pour devenir disciples : écouter la Parole et se mettre à son école en vivant, avec d’autres, à sa suite, comme cette première communauté des ami(e)s qui allaient avec Jésus de ville en village pour apprendre de Lui comment être prêcheur. Ecouter et vivre ensemble, faisant de cette suite de la Parole la source de l’unanimité.

Consacrés dans la prédication : Envoyés pour prêcher l’Evangile

En cette année dédiée à la vie consacrée, il me semble que nous sommes invités à puiser à nouveau, sans cesse, à cette source de notre vie : être consacrés à l’évangélisation de la Parole de Dieu, être consacrés à la prédication de la Parole, « demeurer dans Sa Parole ». « Si vous demeurez dans ma parole, vous êtes vraiment mes disciples ». Le gouvernement pour Dominique consiste à soutenir ce désir – des individus et des communautés – d’être « vraiment ses disciples ». Cela signifie être gardien de cette « demeure de la Parole ». Là encore, c’est le critère de la mission qui s’impose. En effet, quelle est cette « Parole » ? Nous apprenons ce que cette Parole signifie pour nous à partir de la conversation du Fils avec le Père dans le souffle de l’Esprit : « ceux que tu m’as donnés… », « que là où je suis, eux aussi soient avec moi… ». Cette intimité filiale en laquelle s’enracine la mission « comme tu m’as envoyé, moi aussi je les envoie… ». La demeure dans la Parole n’évoque pas un quelconque « immobilisme contemplatif autocentré ». Elle n’évoque pas davantage une « observance morale » qui établirait (ou chercherait) un définitif « état de perfection ». Demeurer dans la Parole, à l’école de Dominique, c’est plutôt entrer dans le mouvement du Verbe qui vient à l’humanité pour y faire sa demeure, et nous rendre libres par la puissance de son Esprit. C’est se tenir dans le Souffle de la mission du Fils. C’est devenir soi-même disciples, et communauté de disciples, à la mesure de cette proximité amicale et fraternelle avec le Fils. Suivant l’expression de Thomas d’Aquin lorsqu’il parle du « verbum spirans amorem », on peut en effet penser que demeurer dans la Parole, est demeurer dans cette Parole qui « insuffle » l’amour, c’est-à-dire établit l’amitié, la fraternité et la communion, en nous et entre nous. Souffle de l’Esprit ; Parole de vérité et de liberté.

L’une des premières décisions de Dominique, retenue par l’histoire de l’Ordre comme l’une des plus importantes, fut celle de disperser les frères de saint Romain, afin que le grain ne s’entasse pas. Il a ainsi manifesté que le gouvernement dans l’Ordre devra être essentiellement ordonné à la prédication. A ce titre, le gouvernement engage à une certaine dynamique de vie spirituelle, en cherchant à promouvoir et servir la liberté de chacun qui trouve sa source dans la Parole de Dieu. Comme Jésus l’avait fait lui-même avec les disciples, Dominique envoie ses frères deux par deux sur les routes de la prédication. En réalité, il les envoie à la fois pour étudier et pour prêcher, et c’est grâce à cette détermination de la dispersion que l’Ordre va se développer, s’implanter, fonder et accueillir les nouvelles vocations. Cette dispersion instaure l’itinérance comme modalité du « devenir disciples », invitant les prêcheurs à laisser leur vie être marquée par les rencontres qu’ils feront en allant dans le monde comme « frères ». Elle va aussi les conduire à se mettre à l’école des premières universités et, ainsi, à enraciner leur recherche de la vérité de la Parole dans la conversation avec les savoirs de leur époque, enraciner leur respect pour la capacité humaine de connaître dans l’étude du mystère de la révélation du Dieu créateur et sauveur. Demeurer dans sa Parole, c’est se tenir au plus près de la conversation de Dieu avec l’humanité que Jésus, premier et seul maître de la prédication du Royaume, a rendue visible aux yeux de tous.

« Dieu a manifesté la tendresse et l’humanité de son Fils en son ami Dominique, qu’Il vous transfigure à l’image … ». Cette prière de bénédiction de la fête de saint Dominique fait écho au choix du Pape saint Jean-Paul II de placer sa réflexion sur la « Vita consacrata » sous la lumière du mystère de la Transfiguration (VC 14). Dans cette perspective, et parce qu’il a la charge d’appeler, de conduire et de soutenir sur le chemin du « devenir disciples » pour devenir prêcheurs, le gouvernement dominicain vise sans cesse à promouvoir les conditions de cette « économie de la transfiguration ». La prédication du Royaume est la modalité selon laquelle l’Ordre propose à ses frères et à ses sœurs pour se laisser conformer par l’Esprit au Christ. La contemplation de l’icône de la Transfiguration indique les dimensions essentielles de cette aventure. Au cœur du chemin de prédication, Jésus emmène avec Lui trois de ses disciples qui assisteront à sa transfiguration : la contemplation du mystère du Fils est au cœur de la mission du prêcheur. D’elle, le prêcheur reçoit ce qu’il a mission de transmettre : la réalité du Fils de Dieu en même temps que la révélation de l’économie du mystère du salut. Souvenons-nous, en effet, du récit même de la Transfiguration : « dressons trois tentes, l’une pour toi, l’une pour Moïse, l’une pour Elie… ». Et la réponse de Jésus ne tarde pas : une tente sera bel et bien dressée, mais ce sera au Golgotha de Jérusalem. Il y aura bien deux compagnons, mais ce seront des brigands mis avec Lui au ban de la société et punis de mort.

A la lumière resplendissante de la montagne de la transfiguration, répondra l’éclair qui déchirera les cieux, comme pour assurer par avance l’accomplissement de cette descente au séjour des morts d’où le Fils sera relevé, vivant, renversant une fois pour toutes les ténèbres de la mort, et portant avec lui en la pleine présence du Père ceux qui désormais sont avec Lui à jamais vivants. Sur la montagne de la Transfiguration, les disciples reçoivent, finalement, la mission qui sera leur joie : aller avec Jésus, jusqu’à Jérusalem, là où se révèle en plénitude la Parole de vérité. Là où la vie donnée du Christ est la source de notre liberté.

Se situer sous le signe de la Transfiguration, c’est prendre un chemin sur lequel peut mûrir notre désir de devenir disciples, en demeurant dans sa Parole, laissant cette dernière nous enseigner l’obéissance et l’amour du Fils révélés au Golgotha et au matin de Pâques, recevant de son Souffle la mission comme au jour de Pentecôte.

Demeurez dans ma Parole

Dans sa lettre apostolique aux consacrés, le Pape François invite ces derniers à « réveiller le monde », en sachant créer « d’autres lieux où se vive la logique évangélique du don, de la fraternité, de l’accueil de la diversité, de l’amour réciproque ». Ces lieux « doivent devenir toujours plus le levain d’une société inspirée de l’Évangile, la “ville sur la montagne” qui dit la vérité et la puissance des paroles de Jésus ». Ces lieux sont nos communautés, où nous avons promis d’apprendre à devenir ces « experts en communion » dont parle le Pape dans cette même lettre apostolique.

Il est significatif et essentiel que, dans l’Ordre, la fonction de supérieur(e) se situe précisément au croisement de ces deux horizons de la promesse : obéissance et vie commune. « Obéissance apostolique » dont Dominique a voulu qu’elle engage les prêcheurs à devenir frères de ceux à qui ils étaient envoyés dans l’itinérance mendiante, et à se laisser convertir et façonner dans la fraternité en menant la vie communautaire. Cette fraternité apostolique à laquelle nous engage le voeu d’obéissance est le chemin proposé par Dominique pour recevoir pleinement notre liberté. Obéissance et vie commune : deux manières pour orienter les regards vers la communion eschatologique à laquelle le monde est promis après en avoir été créé « capable », comme on dit que le monde est créé « capable de Dieu ». Deux manières d’engager, « usque ad mortem », notre liberté dans toute sa plénitude. Une fois encore, il s’agit pour le/la supérieur(e) d’appeler à prendre cette route pour se placer « sous l’autorité » de la Parole, pour se faire serviteur de cette conversation de Dieu avec l’humanité que le Verbe est venu accomplir en demeurant parmi les hommes. Obéissance et vie commune, pour que la prédication enracine à la fois dans la communauté des disciples qui écoutent la Parole de vie, et dans la communauté espérée comme cette communion eschatologique annoncée par le prophète et que le Fils vient sceller de sa propre vie.

Ce qui pourrait être un « arbre de la prédication », fruit de cette promesse de vie évangélique et apostolique, s’enracine dans trois modalités que nous offre la tradition de l’Ordre pour « demeurer dans sa Parole » : la communion fraternelle, la célébration de la Parole et la prière, l’étude. C’est une tâche précise du gouvernement dans l’Ordre – et c’est peut-être sa toute première responsabilité – que de promouvoir parmi les frères, parmi les sœurs et les laïcs, la qualité de ce triple enracinement qui garantit et promeut la liberté apostolique.

La communion fraternelle, premier lieu d’enracinement de l’arbre de la prédication dans la Parole

La communion fraternelle est le lieu où les frères et les sœurs peuvent faire l’épreuve de la capacité de la parole humaine à s’ordonner à la recherche de la vérité qui les rendra libres. C’est par la vie communautaire qu’il nous est offert d’advenir à notre liberté en contribuant à la communion. Pour cette raison, notre « religion capitulaire » est essentielle à notre spiritualité : chaque membre de la communauté a sa propre voix et, en s’engageant dans la recherche commune du bien de tous ajusté à la mission d’être serviteur de la Parole, il participe pleinement au gouvernement de l’Ordre. Ce dernier est démocratique, non qu’il consiste en la désignation du pouvoir de la majorité, mais parce qu’il consiste plutôt en la recherche démocratique de l’unanimité.

Cet exercice de la vie communautaire est exigeant, nous le savons, car il appelle chacun à ne jamais se dérober à sa participation propre au dialogue de cette recherche. Il est exigeant, aussi, parce qu’il engage à exprimer le plus en vérité possible ses positions et arguments, quitte à objectiver des désaccords avec les frères, mais dans la confiance que nul ne sera jamais réduit à une opinion ou position exprimée, pour être toujours d’abord accueilli et aimé comme un frère. Il est exigeant, encore, parce qu’il engage tous les membres d’une communauté, après la patiente recherche du point le plus proche possible de l’unanimité, à prendre avec détermination sa part dans la réalisation de la décision prise par tous. C’est à ce prix que chacun est alors accueilli, reconnu et porté par tous dans l’élan de sa propre générosité et créativité apostolique. Peut-être est-ce à cause de la difficulté de cet exercice que nous désertons trop souvent cette dimension de notre enracinement dans la Parole par la vie communautaire.

La prière, deuxième lieu d’enracinement de l’arbre de la prédication dans la Parole

La prière est une deuxième modalité d’enracinement de l’arbre de la prédication dans la Parole. La prière personnelle et communautaire ne saurait être considérée comme un exercice dont il faut s’acquitter pour être conforme à l’engagement à la vie consacrée régulière. Elle est la manière selon laquelle nous faisons le choix, personnellement et en communauté, de ponctuer le temps de notre histoire humaine par la méditation du mystère de l’histoire de Dieu avec le monde. Il s’agit par-là d’ « apprivoiser » l’histoire de la révélation, en réponse à ce Dieu qui vient en son Fils « apprivoiser » chacun de nous. Il s’agit de laisser, dans la prière, l’Esprit « souffler où Il veut ». Pour cela, la prière procède de l’écoute de la Parole et y conduit en retour, établissant le centre de gravité de nos vies personnelles et de la vie de nos communautés dans la contemplation du mystère de la révélation dont l’Ecriture est le récit.

La célébration de la Parole dans la liturgie, sa contemplation dans la méditation des mystères du Rosaire, la patiente prière silencieuse, nous aident à situer la consécration de notre vie à la prédication entre contemplation et étude, deux modes de quête de la vérité de Sa Parole dont nous désirons donner le goût à celles et ceux à qui nous sommes envoyés. « Si vous demeurez dans ma Parole, vous êtes vraiment mes disciples ». Demeurer ainsi devient pour nous l’occasion, comme ce fut le cas pour les premiers amis de Jésus prêchant, de nous découvrir libres parce que relevés par son appel, consolidés par son amour et sa miséricorde, encouragés et envoyés par sa grâce à porter plus avant sa Parole de vérité. Demeurer dans la Parole conduit alors à porter avec nous, en ce silence de l’écoute et de l’attente, celles et ceux à qui nous sommes envoyés, qui s’en remettent à notre prière, qui nous sont donnés par Dieu pour que, mystérieusement, nous acceptions qu’Il lie leur destin au nôtre en une même grâce du salut. En ce domaine, le gouvernement dans l’Ordre est un veilleur : veiller à ce que la liberté des personnes et des communautés s’enracine vraiment dans la contemplation de ce mystère par lequel le Fils lui-même, en son humanité, a donné le salut au monde en ajustant sa liberté à celle du Père.

La prière nous met à l’école de Notre-Dame des Prêcheurs. Avec elle, les Prêcheurs peuvent découvrir et s’émerveiller sans cesse de la capacité de la vie humaine de pouvoir devenir une « vie pour Dieu ». Avec elle, chantant les Psaumes qui inscrivent leur contemplation dans l’histoire de la révélation, les paroles humaines des prêcheurs s’ancrent dans une intelligence cordiale de la conversation par laquelle Dieu propose son adoption à l’humanité. Avec elle, encore, l’Ordre établit au cœur de sa prédication le signe prophétique de la conversion à la communion fraternelle, annonce confiante de la pleine réalisation de la promesse de l’alliance en Celui qui est la Vérité. A l’école de Notre-Dame des Prêcheurs, cette spiritualité de l’obéissance dans la vie commune unit intimement l’Ordre au mystère de l’Eglise, par l’amour partagé du Christ, par l’adoption dans le souffle de Sa vie, par le don au monde.

L’étude, troisième lieu d’enracinement de l’arbre de la prédication dans la Parole

L’étude est la troisième manière d’enraciner la prédication en « demeurant dans sa parole ». Elle est le lieu de la quête et de la contemplation de la vérité et c’est bien à ce titre qu’elle constitue une observance toute particulière dans notre tradition. Toujours solidement ancrée dans l’écoute de l’Ecriture, et en fidélité avec la doctrine et l’enseignement de l’Eglise, l’étude est dans l’Ordre la manière privilégiée d’entretenir notre conversation avec Dieu, en menant aussi un dialogue amical et fraternel avec les nombreux systèmes de pensée qui façonnent le monde et cherchent à leur manière la vérité. Par l’étude, l’Ordre nous propose de grandir sans cesse en liberté, non pas en valorisant de manière mondaine le niveau des connaissances acquises, mais plutôt en nous proposant d’avancer sur le chemin de l’ « humilité de la vérité ». Engager l’intelligence humaine dans cette aventure qui a l’audace de tenter par des mots et des concepts marqués humains de rendre intelligible le mystère, c’est à la fois rendre grâce au Dieu créateur qui a voulu que la raison humaine, aussi finie et limitée soit-elle, soit « capable de Dieu », mais aussi laisser advenir le dépassement de la raison par l’espérance d’une plénitude qu’aucun concept ne peut vraiment saisir. Advenue qui révèle la véritable ampleur de notre liberté. Le gouvernement, dans l’Ordre, a la responsabilité de ne pas nous laisser déserter ce champ de l’étude, et de stimuler notre créativité pour sans cesse chercher les moyens les plus adaptés pour proposer à d’autres cette aventure d’évangélisation de la raison.

Gouvernement et spiritualité ?

Cette perspective donnée à la spiritualité de l’Ordre – demeurer dans la Parole pour connaître la vérité qui rend libres – permet d’identifier certains principes essentiels du gouvernement dans l’Ordre. Nous avons déjà vu que le gouvernement est essentiellement ordonné à la mission de prédication et qu’il cherche à promouvoir ce mode de vie spécifique de la tradition dominicaine qui procure aux frères les conditions pour enraciner leur prédication dans la Parole.

Le premier principe est d’encourager sans cesse la célébration des chapitres pour établir les frères en une responsabilité apostolique commune. Dans sa récente Lettre apostolique, le Pape François exprime le vœu que les consacrés s’interrogent sur ce que Dieu et l’humanité demandent. Dans notre tradition, cela souligne l’importance renouvelée que nous avons à donner à la réalité de nos chapitres. Certes, les chapitres – conventuels, provinciaux et généraux – ont la charge de prendre des décisions précises d’organisation et de législation de notre vie et de notre mission. Et, nous l’avons souligné, ils sont à ce titre des moments privilégiés pour se mettre humblement à l’école de la vérité cherchée ensemble dans la fraternité. De précieuses réflexions de mes prédécesseurs nous ont aidés à saisir comment la démocratie dans l’Ordre était la modalité non pas de l’exercice du pouvoir par la majorité, mais plutôt celle de la recherche de la plus grande unanimité possible. Si le dialogue et le débat entre les frères est si important dans notre tradition, c’est bien pour que chacun puisse librement et en confiance participer à la formulation commune du bien de tous auquel chacun s’engagera à contribuer. Une telle conversation fraternelle est possible à la mesure du respect fraternel, de l’ouverture et de la liberté d’exprimer sa réflexion que nous manifestons entre nous.

L’un des objets essentiels de ces débats doit être l’attention aux signes de notre temps, et la compréhension des besoins et des appels qui sont ainsi lancés au charisme propre de l’Ordre : porter au coeur de l’Eglise la mémoire de la prédication évangélique. Dans une toute prochaine lettre, j’aborderai – en réponse à la demande du chapitre général de Trogir – le thème du projet communautaire dont l’élaboration me semble être le point d’appui du gouvernement dans l’Ordre. C’est à la mesure où tous auront participé à l’élaboration de ce projet que nous pourrons vraiment évaluer et orienter notre service de l’Eglise et du monde par la prédication. La communion fraternelle est construite à partir de ce souci commun de la mission, qui n’est pas seulement la détermination de ce que l’on veut « faire », mais aussi la mise en commun de nos « compassions pour le monde » à partir desquelles nous désirons partager ce bien précieux de la libération par la Parole de vérité.

Sur la base de cette responsabilité apostolique commune, et parce que la tâche du gouvernement dans l’Ordre est d’assurer cet enracinement dans la vérité de la Parole, le deuxième principe de gouvernement est d’envoyer prêcher. La réponse à cette « mission », Dominique l’a voulue itinérante et mendiante pour que la prédication de l’Ordre prolonge l’économie de la Parole qui en Jésus est venue au monde comme un ami et comme un frère, mendiant l’hospitalité de celles et ceux qu’il voulait inviter à prendre part à la conversation avec le Père. Les « assignations » auxquelles procèdent les supérieur(e)s devraient toujours être ordonnées à cet horizon de l’itinérance mendiante, pour la mission. C’est-à-dire, à proprement parler, l’horizon de l’itinérance apostolique, de cette « non installation » qui est la modalité du « devenir disciple ». « Je te suivrai partout où tu iras… », disait l’un des disciples, à quoi Jésus répondit : « Les renards ont des terriers, et les oiseaux des nids. Le Fils de l’homme, lui, n’a pas où reposer sa tête… ». C’est cette affirmation que Dominique a voulu prendre au sérieux, donnant ainsi à ses frères la chance de reprendre la question des disciples du Baptiste : Maître, où demeures-tu ? Viens et tu verras…

Voilà ce que doit aider à comprendre l’exercice du gouvernement dans l’Ordre. A comprendre, et à entendre au coeur de la vie, des ministères et des responsabilités propres à chacun : au cœur des réalités les plus établies, parfois des réussites ou des « carrières » les plus brillantes, des fonctions les plus importantes, un appel peut retentir qui demande de quitter pour rejoindre, plus loin, et plus libres, une autre dimension de la mission commune de l’Ordre pour l’Eglise. Ces désinstallations – douloureuses parfois, mais si souvent fécondes – ont des critères qui sont sans cesse rappelés dans la vie de Dominique : compassion, frontière entre la vie et la mort, entre l’humain et l’inhumain, défi de la justice et de la paix, impératif du dialogue entre les religions et les cultures – autant de réalités qui font écho aux « périphéries existentielles » dont le Pape Francis parle à nouveau dans sa lettre. Miséricorde pour les pécheurs, plutôt qu’attachement à ses propres péchés qui nous centre sur nous-même(s). Service de la communion de l’Eglise et de son extension, plutôt qu’une importance trop grande accordée aux identités qui nous rassurent et nous retiennent à nous-mêmes. Demeurer dans la Parole, c’est se tenir dans le plein vent de ce Souffle de la mission de la Parole elle-même, du Verbe dont on désire devenir les disciples. L’itinérance de la prédication est ainsi le chemin de notre « libération pour être libres ».

C’est parce que l’exercice du gouvernement dans l’Ordre s’oriente vers cet envoi qu’une attention toute particulière doit être accordée à chacune des personnes, à ses propres dons, sa propre créativité, de sorte que soit au mieux promu le déploiement de la liberté de chacun au service du bien et de la mission de tous. Au cœur de cette attention, au nom de la commune recherche de la vérité de la Parole, les supérieurs doivent avoir à cœur la double exigence de la miséricorde et de la justice. La miséricorde, si chère à notre tradition, doit donner sa forme première au souci des personnes. C’est ainsi que les relations fraternelles interpersonnelles, comme les relations au sein d’une communauté, doivent toujours être le point d’appui qui permet de rappeler à chacun qu’il n’est pas réductible à ses failles et manquements. La fraternité se tisse vraiment lorsque chacun découvre, à travers elle et à travers l’appel qu’elle lui lance sans cesse de se laisser libérer pour être libre, sa pleine dignité d’être relevé et sauvé par la miséricorde du Christ. Mais, en même temps, cette dignité doit toujours être reconnue dans sa capacité de responsabilité.

Dans la perspective de la Parole de vérité qui libère, il n’est pas de liberté individuelle qui puisse revendiquer d’être une île, ni le centre de gravité de la vie de tous les autres. La fraternité telle que la réalise le Christ, précisément, nous enseigne comment recevoir notre véritable liberté dans une disposition à la réciprocité où l’autre compte toujours davantage que moi-même. C’est pourquoi le gouvernement a la responsabilité exigeante de tenir ensemble le souci de la miséricorde et le devoir de la justice. La référence précise et objective à nos Constitutions, au bien commun, aux déterminations de nos chapitres, permet de garder le bien commun de tous à l’abri de l’arbitraire des revendications de liberté des individus. La tâche semble parfois aride et ingrate, mais c’est au prix de cet équilibre exigeant que l’on évitera une référence trop facile à une miséricorde qui confinerait à la lâcheté, l’irresponsabilité ou l’indifférence, et que chacun pourra recevoir la grâce qu’il est venu chercher dans l’Ordre : être appelé à se laisser libérer par la Parole de vérité.

Conclusion

En concluant ce commentaire du thème annuel du Jubilé, je voudrais évoquer un dernier principe spirituel du gouvernement dans l’Ordre, celui de l’unité et de la communion. Ici encore, c’est le critère de la mission sur lequel nous pouvons nous appuyer. C’est à la mesure où nous prenons, avec patience, les moyens de la délibération commune qui oriente le ministère de la prédication que les individus, les communautés, les provinces et toutes les entités de la famille dominicaine entrent dans la dynamique d’intégration en une seule unité. Chacune de ces instances est évidemment invitée, convoquée, à apporter au bien commun sa propre identité personnelle, culturelle, ecclésiale. Mais, à cause de la référence commune à l’enthousiasme fondateur qui nous a, tous ensemble, consacrés à la prédication, notre volonté est de répondre à l’envoi ensemble. Ou plutôt, ce qui est encore plus exigeant, nous demandons à l’Esprit de nous constituer en une communion de prédication. Nous formulons cette demande en même temps que la prière incessante que l’Esprit de communion ouvre en ce monde l’horizon du salut, établit en nos cœurs l’espérance de la nouvelle création. Au-dessus de la porte de la basilique de Sainte Sabine, donnée à saint Dominique par le Pape Honorius III, la mosaïque qui représente l’Eglise de la circoncision et l’Eglise des Gentils rappelle cet horizon premier de la prédication de l’Ordre : la Parole de vérité nous enjoint de servir, par la prédication et par le témoignage, la communion promise. C’est pour cela que nous sommes envoyés. Et sur la porte de cette même basilique, nous le savons, la représentation de la crucifixion rappelle que cette prédication nous conduira à devenir disciples de Celui qui, librement, donne sa vie pour que tous soient rassemblés dans l’unité.

La vérité vous rendra libres !

Bruno Cadoré, op